Aux lendemains de l’événement See You There à Marseille, où Elsa Godart a mis ses talents d’analyses au service d’un décryptage philosophique des enjeux de la rencontre, Meet In publie de nouveau l’interview réalisée avec la philosophe en septembre 2016.
Vous ne ferez plus jamais un selfie comme avant ! Dans son dernier ouvrage, Je Selfie donc je suis (Albin Michel) Elsa Godart s’est en effet emparée du phénomène pour le décortiquer à l’aune de ses deux passions : la philosophie et la psychanalyse. Un ouvrage percutant, qui décrypte comment ce geste bien moins anodin qu’il n’en a l’air nous a fait entrer dans une nouvelle ère. Une nouvelle ère où règne l’image, modifiant notre rapport au temps et aux autres, provoquant, aussi, l’émergence de nouveaux modes de communication. Pour le meilleur ou pour le pire ? C’est tout le sujet de cette Conversation aux allures de café philo. Entretien.
Meet In : Vous êtes philosophe, psychanalyste, et vous vous penchez dans un ouvrage de près de 200 pages sur le selfie. Franchement, est-ce un sujet bien sérieux ? S’attaquer à un phénomène – en apparence – futile, c’est en tout cas audacieux…
Elsa Godart : C’est audacieux, effectivement, mais je pense que c’est aussi la vocation du philosophe que d’être capable de se saisir des phénomènes les plus simples, de penser à des phénomènes du contemporain. Le propre d’une réflexion philosophique est justement de pouvoir approfondir ce qui pourrait paraître banal et superficiel. C’est ce que j’ai voulu faire avec le selfie, qui marque l’émergence d’un nouveau mode d’être.
M. I. : Ce qui frappe à la lecture de votre livre, c’est le poids de l’image sur notre société. Des images dont nous sommes continuellement bombardés. Nous ont-elles pris au piège ?
E. G. : Non, mais je pense que cela produit un changement de paradigme. Aujourd’hui nous ne pouvons pas faire un pas sans qu’il y ait un écran. (…) Cela a induit notamment ce que j’appelle le passage du « logos », le discours rationnel, à ce que j’ai appelé le règne de « l’eidôlon », qui signifie « image », en grec.
« Nous sommes confrontés à des images qui n’ont pas vocation à être interprétées. Simplement à être vues, de l’ordre du zapping.»
M. I. : Mais ce ne sont pas n’importe quelles images…
E. G. : Non, « eidôlon » renvoit à des images qui sont éphémères. Depuis toujours nous sommes entourés d’images, notre perception de la réalité est une perception de l’image puisque nous appréhendons le réel à travers elle. Forcément, ce sont des images mentales, donc la réalité est en soi une représentation. Mais là, c’est très différent. Nous sommes confrontés à des images qui n’ont pas vocation à être interprétées. Ce sont des images qui sont données simplement à être vues, de l’ordre du zapping.
M.I. : Quel impact cela-a-t-il sur nous ?
E. G. : Cela créée de nouvelles formes de langage. C’est pourquoi j’aimais bien la notion de logos et de discours rationnel, parce que dans le discours rationnel, il y a la notion de verbe, de grammaire, de mots que l’on ne retrouve plus. Aujourd’hui nous avons affaire, par cette puissance des images, à une nouvelle forme de langage que l’on appelle d’ailleurs le « Pic Speech » : la conversation en images.
M. I. : C’est ce que vous dîtes dans votre livre, les mots sont devenus « has been ». Un peu inquiétant, comme constat, non ?
E. G. : Je ne sais pas si c’est inquiétant. Cela le serait si cela venait à modifier notre rapport à la pensée. Mais je pense que nous sommes loin d’en être là ! C’est un mode de conversation, de communication, qui tend à se développer. Il est évident que nous allons de plus en plus parler en images et de moins en moins en mots. (…) Mais effectivement, il y a quand même un appauvrissement de ce que l’on peut dire ou de ce que l’on peut raconter du réel. (…) Pourquoi restons-nous scotchés devant une émission de téléréalité qui n’offre ni scénario, ni réelle possibilité d’identification ? Parce que tout repose sur de l’affect. Et nous sommes pris dans ce manège-là. C’est peut-être aussi, dans le meilleur comme dans le pire, l’intérêt de ces images éphémères, c’est le rapport à l’affectif. (…) Aujourd’hui il y a une montée en puissance de l’affect, d’une société affective…
M. I. : … Au détriment de la réflexion ?
E. G. : Je ne suis pas aussi catégorique. Je pense qu’effectivement, la réflexion n’est pas la priorité. Je l’écris d’ailleurs avec une pointe de cynisme dans mon livre, le temps de l’introspection de Descartes n’est plus très à la mode ! Nous assistons à la naissance d’une nouvelle forme de communication, d’un nouveau langage, qui se fait sur ce champ-là : à la fois dans la forme par des images éphémères, et dans le fond par une prise aux affects. (…) Le pouvoir de l’image, ce n’est pas d’aujourd’hui, mais là, ça prend des proportions extrêmes en raison de la puissance des réseaux sociaux. Au moment des attentats du 13 novembre, j’étais comme tout le monde devant les chaînes d’info en continu pour voir ce qui se passait. Il était impossible de résister affectivement aux variations, un coup l’angoisse, un autre la sécurité… Impossible. C’est un mouvement sociétal, ça se joue sur le mode des affects. Je pense que cela dit beaucoup de ce qui est à venir.
M. I. : Le changement de paradigme que vous évoquiez induit aussi un changement du rapport au temps…
E. G. : Absolument. Les images éphémères, parce qu’elles ne sont pas amenées à durer – un peu comme sur Snapchat – provoquent un changement de représentation du temps. Dans le virtuel, nous sommes pris dans un mouvement continu. Et le temps qui prévaut sur le Web, c’est ce que j’ai appelé « l’instant connectique ». C’est le « swap », le temps du clic, qui donne le sentiment d’une impatience continue, d’une urgence, d’une précipitation. C’est tout, tout de suite. Et dans ce cadre-là, ça génère des caprices, de l’absence de frustration, de l’impatience, de l’urgence, du stress. En permanence nous passons du réel au virtuel, nous sommes constamment pris entre deux représentations de la réalité – celle du virtuel et celle du réel – qui n’ont pas les mêmes représentations du temps. Ce qui implique que ces images éphémères – et nous n’avons accès au virtuel que par le biais d’images, de l’écran, le virtuel, c’est une image – est indissociable de la pensée de notre rapport au temps. (…) Le fait que l’on soit à distance de la frustration, implique aussi qu’on soit à distance du désir. Nous sommes davantage dans une société de la jouissance, que dans une société du désir.
« Aujourd’hui, un autographe, c’est le selfie. Les gens n’applaudissent plus, ils sortent leur téléphone ! »
M. I.: Dans une récente interview croisée avec Loïc Prigent, vous évoquez aussi comment le smartphone change la façon de vivre l’instant présent, et notamment les événements…
E. G. : Oui, Loïc Prigent le disait et il a tout à fait raison, aujourd’hui, un autographe, c’est le selfie. Les gens n’applaudissent plus, ils sortent leur téléphone ! Quand on filme un concert, un événement, on se met à distance du réel. Alors que ce qui fait la beauté et la magie d’un instant, c’est justement l’instant du réel. Partager un moment avec les personnes qui sont dans la salle. Un événement, c’est une odeur, une ambiance, le goût de l’autre, par essence.
M. I. : C’est effectivement un changement majeur pour les organisateurs d’événement…
E. G. : … Oui, et je pense qu’aujourd’hui, il faut impérativement intégrer les objets écrans à l’événement. Ils doivent en être partie prenante.
M. I. : Les marques ne se privent pas, d’ailleurs, d’intégrer le selfie dans leur stratégie de communication…
E. G. : C’est de la pub par essence !
M. I. : Sommes-nous tous destinés à devenir des « hommes sandwich digitaux » ?
E. G. : Ça dépend si l’on est dans le self branding ou pas. Mais il y a un phénomène plus fort encore, c’est que chacun d’entre nous est devenu un média. Nous n’avons plus besoin d’intermédiaire, de producteurs, de personne. Certains auteurs décident par exemple de s’auto-éditer sur Amazon…
M. I : …C’est effectivement possible, mais il manquera tout de même un travail éditorial sur le texte, non ?
E. G. : Oui pour l’instant, mais est-ce que nous en avons besoin de ce fond ? C’est ça la question. (…) On se souvient de l’histoire de cette chanteuse (Irma, ndlr) dont Google avait fait une publicité, qui diffusé sa chanson sur YouTube. Elle avait alors explosé les ventes et aujourd’hui elle fait des concerts. C’est un mécanisme intéressant. Au départ, on était dans l’amateurisme, elle a ensuite été diffusée très largement, mais c’est seulement après qu’on est venu la repêcher et reconstruire des choses dans le réel. C’est là que l’on voit que les choses ne sont pas tout à fait les mêmes. En attendant, nous avons tous la possibilité de s’exprimer, de créer, voire d’accéder à la célébrité sans avoir besoin de personne. Mais on n’arrive pas au même résultat néanmoins. C’est la même chose pour la publication d’un livre, il doit y avoir un travail de rencontre avec l’éditeur avec qui on relit, on corrige… À un moment donné, le regard de l’autre est vital. Le regard de l’expert dans son domaine, quel que soit son domaine.
M. I : Même à l’heure du virtuel, la rencontre demeure irremplaçable…
E. G. : C’est ce que disait Socrate. Socrate ne s’exprimait qu’à l’oral – il était contre les livres. Sa force, c’était de dire : Ce n’est pas moi qui ai raison, ce n’est pas toi car c’est dans la rencontre, dans le topos, dans le vide, qu’on appelle un dialogos, traversé de part en part par le logos, par des arguments rationnels, que va naître un troisième terme. Ça, c’est le fruit du réel. C’est la confrontation à la différence, au regard de l’autre. Et quand on a cette croyance, illusoire, me semble-t-il, de toute puissance sur le Web, « je peux tout, tout seul », c’est une illusion, qui rentre bien dans ce que l’on vit aujourd’hui, dans notre société hypercontemporaine. Et de rappeler, humblement, que nous ne sommes pas grand-chose sans les autres. On semble l’avoir oublié.
M. I. : Vous étudiez beaucoup, dans votre livre, la façon dont on forge son image personnelle sur les réseaux sociaux, avez-vous eu envie d’étudier aussi cette démarche, que nous avons tous peu ou prou désormais, à titre professionnel ?
E. G. : J’en parle un peu, dans un cadre très spécifique, qui est la personne politique. À un moment donné je parle de « l’hypersincérité du faux self ». Tout donne l’illusion d’une sincérité alors que tout est factice dans un contexte où la course qui nous interpelle est la course à la transparence. Pour les entreprises, c’est un drame. (…)
M. I. : C’est en tout cas un vrai enjeu de communication…
E. G. : Oui, parce que c’est comme si on associait transparence et crédibilité. Alors que c’est une contradiction dans les termes. On sait très bien depuis Machiavel que la transparence est un suicide politique. Mais on nous fait croire ça, en permanence. Alors que ce que l’on recherche vraiment, c’est l’authenticité. (…) Il faut être sur les réseaux comme dans la vie réelle. Mais cela ne peut fonctionner que si l’on est en adéquation avec soi-même. La seule différence c’est que ça reste, parce qu’il y a les deux temps dans le virtuel. Il y a l’instant et l’éternité. Il y a l’atemporalité. La juste mesure, dans le mode d’être, dans le virtuel, c’est la sincérité, pas la transparence. Cela implique nécessairement que l’on se connaisse bien et qu’on connaisse ses limites. (…) Il faut que chacun se responsabilise vis-à-vis de tout cela, mais en fonction de ce qu’il est.
La parenthèse. Paris faisait grise mine le jour de cette Conversation : un ciel plombé, des transports en grève, et la Seine, qui n’en finissait pas de monter. Une atmosphère morose, que nous avons laissée derrière nous une fois franchie la porte du Très Honoré. Installées dans une alcôve très design, reflet de la déco à la fois chic et chaleureuse des lieux, nous avons exploré les pouvoirs insoupçonnés du selfie. Exercices à l’appui, forcément ! Merci à l’équipe du Très Honoré pour son accueil.
Elsa Godart en cinq dates
24 août 1978 : naissance à Toulon. Elsa Godart vit aujourd’hui à Paris.
1996 : Débute des études de philosophie et de psychanalyse.
2001 : Commence à enseigner la philosophie et la psychanalyse à l’université.
2005 : Soutient son doctorat de philosophie « L’Être-sincère, de l’émergence d’une métaphysique de la sincérité à sa réhabilitation » à l’université de Paris IV.
2016 : Également conférencière et formatrice en entreprise, Elsa Godart devient experte pour l’APM (Association Progrès du Management).
La suivre : @elsagodart
Propos recueillis par Emilie Vignon, photos Alexandre Nestora